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Médiation culturelle

Aller au-delà du mieux-être et viser le changement social Publié le : 15 avril 2014

Michel Lefebvre – Avril 2014

Motivée par une envie profonde de changement social à travers l’action artistique, l’artiste Johanne Chagnon a initié la mise en œuvre d’un programme de soutien à l’art communautaire qui a récemment pris un virage militant plus affirmé. Cofondatrice de l’organisme Engrenage Noir en 2001 et « coconspiratrice » du programme ROUAGE, Johanne Chagnon partage dans cet entretien des réflexions qui émanent d’une expérience à la fois personnelle et collective de l’art engagé.


Vous êtes passés de la pratique de l’art communautaire et de l’art activiste au soutien de l’art communautaire militant. Pourriez-vous résumer les jalons de votre réflexion?

ROUAGE – Avant, l’activité d’Engrenage Noir gravitait autour de l’art communautaire et de l’art activiste humaniste pour des projets plus ponctuels. On a maintenant envie d’aller au-delà du mieux-être des personnes et d’avoir une portée sociale plus grande. Après la publication du livre Célébrer la collaboration qui recense notre activité des premières années (2001-2009), nous avons souhaité recentrer notre action en soutenant l’art communautaire militant qui vise le changement social en s’attaquant aux causes systémiques.

L’art communautaire militant est d’abord une forme d’engagement social, une manière d’expérimenter concrètement la démocratie directe et d’exercer sa citoyenneté. Le but de ROUAGE est d’amener les organismes à considérer l’art communautaire militant comme une intervention sociale aussi importante que n’importe quelle autre forme de militantisme. À partir de là, il est possible d’intégrer une approche créative à même les activités régulières d’un organisme.

Quelle est votre vision de l’art engagé et de ses enjeux?

ROUAGE – Les formes d’engagement sont diverses et il y a différentes façons d’impliquer le monde. Mais le point commun à la base, c’est : « on veut que ça change ! » Il y a un désir de justice, une envie d’équité face à un système socioéconomique qui doit être défié et remis en question. On entend souvent dire que les manifestations, ça ne donne plus rien ! Il faut proposer d’autres façons de faire qui seront plus mobilisatrices. Le plaisir et le rêve doivent être au cœur de la lutte. Le Printemps érable proposait une façon de militer beaucoup plus intégrée, où les actions incitaient beaucoup de gens à participer.

Plusieurs organismes ayant développé un projet d’art communautaire militant ont multiplié les stratégies d’action. Des membres qui ne sont pas à l’aise dans des manifestations, par exemple, y ont trouvé une façon renouvelée et plus attrayante de militer. La créativité ajoute un aspect ludique aux luttes politiques et permet de sortir des discours rhétoriques, parfois démobilisants.

Les projets que l’on soutient reposent tous sur un processus de concertation qui doit mener à une action publique. Par exemple, les membres d’un organisme en alphabétisation ont entrepris avec une artiste de fabriquer de faux bâtons de dynamite en enroulant des formulaires d’aide sociale peints en rouge. Ils sont allés porter ces bâtons à leur Centre local d’emploi afin de sensibiliser les agents à leur problématique : ils ont besoin d’aide pour remplir les nombreux formulaires à cause de leur difficulté à lire et à écrire. Dans un autre organisme, les membres ont travaillé à la rédaction d’une lettre de revendication pour des logements sociaux qui a été publiée dans le journal Le Devoir. Cela les a motivés pour d’autres actions artistiques publiques.

Pourquoi insistez-vous autant sur l’importance du partenariat entre les organismes communautaires, leurs membres et le partenaire artistique?

ROUAGE – Dans ces projets, tout part des expériences vécues par les personnes elles-mêmes. L’organisme communautaire a une structure qui lui permet de regrouper des membres qui partagent une même forme d’exclusion. Leur place est primordiale dans les projets. On ne les entend pas beaucoup alors qu’ils sont les premiers directement concernés. Dans le diagramme illustrant le partenariat souhaité, le cercle des membres est plus gros, car il est au cœur du partenariat. L’artiste est très présent auprès des personnes. Il est là pour canaliser leurs intentions et accompagner leur imaginaire. L’objectif de la démarche doit donner un résultat à la hauteur des attentes du groupe.

L’expérience a confirmé que les processus en art communautaire militant ont de meilleures chances de réussite si l’organisme participe activement au processus de décision, s’il offre un encadrement stable et si ses membres sont impliqués dès le début de la collaboration. Il est important d’établir dès le départ de saines relations basées sur des accords clairs et une compréhension mutuelle. Comment seront prises les décisions? Qu’est-ce qu’un projet « réussi » ou « efficace »? Le projet est-il réalisé au sujet de, pour ou avec une communauté donnée? Quelles sont nos compétences pour aborder les situations conflictuelles? Comment déterminer la paternité d’une œuvre collective? Comment préparer la fin d’un projet?

La créativité peut avoir un impact émotif ou politique important sur la vie des personnes qui prennent part à des projets artistiques. Souvent, l’œuvre qui émerge du projet puise son essence directement à même les expériences et les défis auxquels ces personnes font face. Les risques de perturbation sont grands et le processus doit se faire de façon responsable.

Comment situez-vous le travail de médiation culturelle effectué par le partenaire artistique à la lumière de votre nouvelle orientation?

ROUAGE – Les organismes ont une démarche militante, mais comment peut-on inclure l’art là-dedans? L’artiste n’est absolument pas seul dans cette collaboration. L’art militant, c’est toujours un processus. En gros, on peut dire que les membres s’expriment sur leurs conditions de vie, décident d’une revendication et agissent. Les intervenants des organismes accompagnent les membres dans la prise de décisions et les artistes dans les moyens artistiques à utiliser. L’arrivée d’un artiste dans le groupe peut contribuer à contrer des blocages et beaucoup de participants sortent du « placard artistique » en dévoilant leurs talents.

Oui, la collaboration peut stimuler des expériences dynamiques et potentiellement gratifiantes, mais créer de l’art en groupe provoque aussi des frictions et des problématiques personnelles, voire de la confrontation réelle. D’où l’importance de mettre en place les conditions nécessaires afin que l’art communautaire militant soit vécu par chacune des personnes impliquées comme une expérience satisfaisante et menant à l’autonomisation. Les artistes qui veulent pratiquer cette forme de cocréativité, sans bien connaître les dynamiques propres au militantisme et au développement communautaire, sous-estiment souvent les défis qui seront rencontrés, lesquels sont bien différents de ceux du travail solitaire en atelier.

Comment évaluez-vous les retombées de votre action des dernières années?

ROUAGE – Soyons modestes et réalistes. Les bénéfices de l’action artistique communautaire sont indéniables pour les gens qui y participent. Du côté des organismes, il faut que l’action artistique devienne une forme d’intervention intégrée à leur mode d’intervention militante. Artistiquement, on souhaite que les actions portent.

En termes de participation à nos programmes, je vois des gens nouveaux dans tous les ateliers et les 5 à 7 militants qu’on organise. Avant, on avait beaucoup d’artistes qui sollicitaient Engrenage Noir alors qu’on voit maintenant davantage de représentants d’organismes. C’est signe d’un intérêt plus grand de la part du milieu communautaire et on s’en réjouit.


 

LEVIER_couvertureCélébrer la collaboration.
Art communautaire
et art activiste humaniste au Québec et ailleurs

Sous la direction de Johanne Chagnon et 
Devora Neumark, en collaboration avec 
Louise Lachapelle, Montréal et Calgary, 
Engrenage noir / LEVIER, LUX éditeur 
et Detselig Enterprises, 2011, 764 pages + DVD

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